Kasàlà du Danseur de Feu, by Jonathan Nguyen

Je m’appelle Jean
Je suis arrivé en Belgique
Il y a à peine un an
Je suis timide et pudique
Je ne raconte jamais l’histoire de ma vie
Mais pour vous tous qui m’écoutez
Ma langue aujourd’hui se délie
Je m’appelle Jean
C’est ainsi que l’on m’a prénommé
Dans mon cours de français
Avec ce nom un peu vieillot
J’espère réussir à me fondre
Dans ce pays qui n’est pas le mien
Dans ce pays où j’avance à tâtons
Pour chercher la lumière
Que l’on m’avait tant promise
Et qui dissipera mes cauchemars
Comme de mauvais souvenirs

Je m’appelle Jean
Je suis venu trouver un havre de paix
Où l’on peut marcher dans la rue
Sans craindre d’être attaqué
Où les croyances ne sont pas conflits
Où la différence est tolérée
J’ai choisi la grande Europe
On la considère comme un Eldorado
Un pays de cocagne où tout est possible
Mais aussi comme une forteresse
Dont les murs sont infranchissables
J’ai choisi la ville de Bruxelles
Vibrante capitale de l’Europe
Aussi appelée « Bruxelles la belle »
Elle est célèbre pour ses gaufres moelleuses
Ses trésors d’Art Nouveau
Ses pépites de bandes dessinées

Je m’appelle Jean
J’ai grandi dans un pays tout autre
Dont le souvenir m’est à la fois
Doux et douloureux
Là-bas il n’y a que deux saisons
L’été brûle les corps engourdis
Pendant neuf mois de l’année
On y célèbre les mariages dans le faste
Autour du partage de mets exquis
On danse, on chante, on rit à gorge déployée
Je viens d’une des plus anciennes
Villes habitées du monde
Où tous les peuples conquérants sont passés
Assyriens, Grecs, Perses ou Ottomans
Ne vous fiez donc pas aux apparences
Quand vous m’apercevez
Dans mes habits sans ornements
Mes influences sont illimitées
Je suis le Berceau de la Civilisation

Je m’appelle Jean
Je suis l’aîné d’une grande famille
Décimée par une guerre sans fin
Dans laquelle frères et soeurs se déchirent
Au nom d’une quête effrénée de pouvoir
Mes parents m’ont demandé de partir
Ils ne croient pas que le pays va se reconstruire
Toutes leurs économies y sont passées
Quel poids pour mes frêles épaules
Moi qui ai à peine vingt ans
Moi qui il n’y a encore pas si longtemps
Sortais tous les soirs avec insouciance
Dans la Renault flambant neuve de mes parents
Fenêtres ouvertes et cheveux au vent

Je m’appelle Jean
Du jour au lendemain j’ai tout quitté
Ma famille, mes amis, ma culture
Pour me lancer dans un périple vers l’inconnu
C’était une paisible nuit d’octobre
Au visage convulsé de ma mère
J’ai compris qu’elle me disait adieu
Comme si elle ne me reverrait jamais
J’ai retenu mes larmes
Je ne pouvais pas me laisser aller
J’ai embrassé tout le monde sans un mot
Et soudain l’obscurité m’a englouti
Dans ma main je tenais l’argent pour les passeurs
J’avais l’Espoir pour seul compagnon

Je m’appelle Jean
Je suis le plus grand Voyageur que vous rencontrerez
J’ai parcouru les terres et les mers
Comme les grands Explorateurs d’autrefois
J’ai marché et navigué sans relâche
Oubliant la fatigue qui me terrassait
J’ai affronté
Les lames de la mer Méditerranée
Les dunes incandescentes du désert
Les camps surpeuplés
La torture et les barreaux des prisons
J’ai repoussé maintes fois les limites
De ce que les Hommes peuvent supporter
En luttant comme un Lion pour ma survie
Mais sachez que j’ai connu aussi des Âmes bienveillantes
Qui m’ont tendu la main sans hésiter

Je m’appelle Jean
Je pensais qu’un nouveau départ
Signerait mon salut
Mais je me suis trompé
Je ne suis pas d’ici
Je ne suis plus de là-bas
Je peine à trouver mes mots en français
J’ai l’impression d’être un idiot
De ne plus être sujet
Chaque nuit le silence me pèse
Les bombes s’écrasent et les balles crépitent
Les murs de notre immeuble tremblent
Comme des feuilles soufflées par la tempête
Nous nous réfugions tous les cinq dans la cuisine
Lorsque je me réveille pantelant
De ces cauchemars qui me hantent
Je dois me rappeler que je suis en sécurité
Et je sais qu’eux restent en danger

Je m’appelle Jean
Ce soir j’assiste à un concert
Organisé par une belle association
Qui cherche à créer des traits d’union
Des métissages entre toutes les cultures
Ils sont des dizaines autour de moi
Nous ne parlons pas mais nous comprenons
Nous avons vécu les mêmes épreuves
Nous avons tous perdu et tant à gagner
La musique tribale nous transcende
Elle nous entraîne dans son rythme effréné
Quelques-uns ouvrent la voie de la danse
Ils se montrent à nous sans honte
Ils sont beaux et nus comme des vers
Leurs corps mêlés dans une divine alchimie
Guidé par une impulsion soudaine
Je sens monter en moi la chaleur du Feu
Et je les imite à mon tour
Je lance mes bras et mes jambes
Avec une grâce insoupçonnée
Je tourbillonne dans les airs
Je danse pour dire ce que je ne peux pas dire
Je danse pour célébrer la Vie
Je n’ai plus de passé et je n’ai pas d’avenir
Il n’y a que le Maintenant et l’Ici

Je m’appelle Jean
Et je suis le Danseur de Feu
Qui virevolte dans une danse sauvage
Celle de l’appétit de la Vie
Celle de la Survivance
Celle de la Résilience
Car toujours je retomberai sur mes pieds
Ma robe de flammes rouges et orangées
N’est pas synonyme de violence
J’incarne le Feu divin de la Création
Le Feu qui éclaire les Esprits perdus
Le Feu qui anime nos Passions
Avec mes folles étincelles la salle s’embrase
Dans la chaleur d’une douce communion
Ce qu’ensemble ce soir nous vivons
Jamais nous ne l’oublierons

Je m’appelle Jean
Mon territoire ne connaît aucune limite
Il s’étend des terres aux océans
De l’Afrique à l’Asie
Je suis syrien
Je suis irakien
Je suis afghan
Je suis soudanais
Mes visages sont multiples
Mes identités innombrables
Mais je n’ai qu’une seule Âme
Saurez-vous la rencontrer ?

Moi, Jonathan Hoang Nguyen
Poète métis de France et du Vietnam
Qui a fait de la Belgique sa terre d’accueil
Je célèbre aujourd’hui par ce kasàlà
Ma rencontre avec ces femmes et ces hommes
Qui m’ont donné à voir la Vie autrement
J’ai versé des larmes devant vous
Sublimes Danseurs de Feu à la joie de vivre si intense
Je rends grâce à votre Force et votre Courage
Je m’incline devant vous qui avez tant à m’apprendre
Et vous souhaite de trouver vos racines dans l’errance
Comme ma propre famille il n’y a pas si longtemps

Jonathan Hoang Nguyen
25 septembre 2018

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